Le chèvrefeuille
Il y avit un fois deux bessonnes, Louise et Marie. Grande belle fille, courageuse comme pas une et la plus avisée du voisinage, Marie était restée grave comme une aïeule, depuis que sa soeur Louise avait perdu l’esprit, soudain, sans qu’on ait jamais su pourquoi. Malgré ses grands yeux toujours fixes,Louise était une jolie fille ; mais elle ne savait plus faire autre besogne que mener ses ouailles aux champs et tricoter la laine, ni prononcer d’autres paroles que celles dont elle excitait son chien contre les brebis qui s’écartaient trop loin du pacage.
Un soir de juin, comme Marie venait chercher sa soeur, elle la trouva, tricotant, assise près d’un buisson du chemin creux. Louise fit signe qu’elle voulait finir son rang de tricot, et Marie pour l’attendre s’assit à coté d’elle. A ce moment, entendant le craquement des roues d’une voiture qui s’en venait, Louise tourna la tête et, devenue rouge comme une guigne, elle regarda fixement Alexandre, le gars du père Tienne, qui marchait, sa fourche sur l’épaule, à coté de la charrette affaîtée de foin. Lui aussi avait vu les bessonnes, et, voulant leur faire plaisir, il cueillit aux hautes branches d’un buisson une brassée de chèvrefeuille qu’il leur jeta en passant avec une bonne parole.
– C’est tout pour toi, Lison, dit Marie, qui mit tout le chèvrefeuille dans le tablier de sa soeur.
Louise prit les fleurs, les respira longuement puis, lissant son aiguille à tricoter dans ses cheveux, elle se mit à pleurer…
Dès que la moisson fut rentrée, Louise, redevenue toute comme une autre, se maria avec Alexandre, le gars du père Tienne. Ce fut une belle noce à laquelle était convié quasiment tout le village. Or, comme le cortège montait joyeusement le chemin creux et arrivait devant le buisson où le chèvrefeuille avait été cueilli, le vieilleux et le cornemuseux s’arrêtèrent. Ils eurent beau faire des efforts pour avancer, leurs pieds étaient comme racinés dans la terre, et ils ne purent continuer leur chemin qu’après avoir joué quatre fois les couplets et quatre fois le refrain d’Au Pays du Berry, l’air des épouseux.
J. ROSELLE.