Témoignage de superstitions

De tout temps, dans tous les pays, quels que soient les gens, les superstitions existent plus ou moins répandues et diverses. Il s'agit de croyances plus ou moins liées à des évènements religieux et fortuits, fondées sur la crainte ou l'ignorance. On croit à divers présages, ceux-ci portent bonheur, ceux-là portent malheur. On se transmet de génération en génération, des expressions, des faits, des situations, des exemples auxquels chacun croit plus ou moins, mais il faut à tout prix se préserver du mal, du mauvais œil, de la mort. Alors pour ne plus craindre ce qui peut arriver de fâcheux, chacun se rappelle ce que ses parents lui ont transmis.

J'ai grandi en Algérie dans un milieu mixte de judéo-espagnols et judéo-arabes qui fraternisaient et dont je suis issue.

De la naissance à la mort et tout au long de la vie, j'ai pu observer des faits, des attitudes, des réactions spontanées à propos des superstitions. J'ai même retenu des expressions s'y rapportant dans les deux langues de mon enfance. Il ne faut pas qu'une femme enceinte regarde quelqu'un de difforme ou une image impressionnante de crainte d'avoir un enfant qui ressemble à ce qu'elle a vu. Quand elle manifeste l'envie de boire ou manger quelque chose, son entourage fait tout pour la satisfaire de crainte que l'enfant naisse avec des taches sur la peau.

Quand mon fils est né en 1939 c'était la guerre et j'ai accouché dans l'appartement de mes parents. Le lendemain matin des amis musulmans de mon père sont venus jouer de la musique dans la cour de la maison pour que – disait-on- l'enfant porte bonheur à la famille.

Sous l'oreiller d'un bébé on plaçait un aimant, une lame de couteau, et en ce qui me concerne les téfilims de mon grand père le rabbin Haïm Bibas, tout cela pour préserver du mal le nouveau-né. C'est récemment, au cours d'une émission télévisée du rabbin Josy Eisenberg, « La source de vie », dont le sujet était le cimetière de Fès au Maroc, que j'ai compris pourquoi on mettait une lame de couteau sous l'oreiller du bébé : le professeur Haïm Zafrani a raconté la croyance selon laquelle la première femme d'Adam, la démone Lilith, qui n'avait pas eu d'enfant, rôdait autour des nouveaux-nés, munie d'un sabre impressionnant. Il fallait donc s'en protéger avec un couteau sous son oreiller.

Par ailleurs mon père avait rapporté de la synagogue des feuilles écrites en hébreu, rouge sur fond blanc, que l'on avait épinglées au rideau de la chambre que j'occupais avec mon fils. Elles sont restées là, pour protéger l'enfant jusqu'au jour de la circoncision, où il a reçu son prénom. Il était coutumier de donner le prénom du grand-père paternel au premier enfant mâle d'un jeune couple, mais certaines familles superstitieuses n'en faisaient pas autant : de son vivant le grand-père paternel ne donnait pas son prénom à son petit-fils, il lui donnait alors le prénom d'un aïeul décédé.

Quand j'ai eu mon fils, il y avait beaucoup de restrictions à cause de la guerre. On faisait la queue partout sans même savoir ce que l'on trouverait. Un jour j'ai eu l'occasion d'acheter un joli petit costume taille 5 ans, trop grand pour mon fils qui avait alors un an. Quand ma belle-mère l'a su, elle s'est écriée : « Ma tsebekche âl el ould » qui signifie : « N'anticipe pas pour l'enfant ». Il ne fallait pas acheter d'avance. Les années passant, j'étais bien contente de trouver de quoi le vêtir quand il a eu 4 ans.

Quand on demandait à ma belle-mère combien de petits – enfants elle avait, elle répondait avec anxiété : « Ne me comptez pas mes petits-enfants ! ». Elle ignorait sûrement que cette superstition avait des racines bibliques, le Roi David ayant perdu un de ses fils après avoir ordonné de dénombrer son peuple.

Le soir de Mimouna, dernier jour de Pessah, chaque famille avait sa Ada ou coutume de manger soit des feuilles de semoule qu'une voisine mauresque confectionnait durant tout l'après-midi, soit du couscous au beurre que préparait la maîtresse de maison pour consommer à nouveau du Hamés. Une année ma belle-mère ayant eu de la difficulté à trouver une mauresque pour faire les feuilles de semoule qui était la Ada de son mari, elle ne fît que du couscous au beurre ainsi que les années suivantes. Or mon beau-père était malade depuis plusieurs années et quand il est mort, ma belle-mère a dit : « c'est peut-être parce que j'ai changé la Ada du soir de Mimouna qu'il est mort ».

Le pain sur la table doit être posé à l'endroit et jamais à l'envers. Mes parents m'ont appris que, si par mégarde il en tombait un bout sur le sol, il fallait aussitôt le ramasser et l'embrasser. A cette époque beaucoup de gens étaient pauvres, on disait que l'on gagnait le pain à la sueur de son front et qu'il ne fallait pas le gaspiller. Les femmes utilisaient le pain dur dans de nombreuses préparations culinaires.

Le soir de Chabbat, maman ne desservait pas la table entièrement ; elle laissait le pain et les miettes sur la nappe ainsi que la salière et la carafe d'eau afin que « los de abacho » ou « metsèêts yiddéhhom », (expressions similaires qui signifient : ceux d'en bas)puissent trouver de quoi manger et boire puis repartir sans faire de mal. On croyait alors que des esprits revenaient rôder la nuit dans la maison.

Quand j'étais jeune, nous avions une lampe à pétrole pour nous éclairer le soir. Pendant le dîner, si quelque papillon volait autour du verre de lampe on disait : « Becher el khér » c'est à dire : « Annonceur de bonnes nouvelles ». Il ne fallait ni le chasser et encore moins lui faire de mal.

Il en était de même quand un chien avançait tranquillement dans le long couloir débouchant dans la cour de la maison dont la porte d'entrée restait toujours ouverte. On croyait le chien porteur de bonnes nouvelles ; on ne disait rien, on ne le chassait pas, il s'en retournait de lui même dans la rue. Par contre si on entendait un chien hurler longtemps à l'extérieur on disait : « IsiyeH aêla raso » c'est à dire : « Qu'il hurle pour sa tête ». On sait qu'un chien qui hurle annonce la mort.

Quand on était à table, renverser malencon-treusement la salière était un signe de disputes. Quand maman faisait un mauvais rêve, dès le matin elle laissait couler l'eau de la fontaine au dessus de l'évier, elle y mettait du sel en disant : « Ke los buenos suenyos s'aserken i ke los malos se dezagan komo el sal en la agua » qui signifie : « Que les bons rêves se rapprochent et que les mauvais se défassent comme le sel dans l'eau ».

Pendant le repas s'il y avait du poulet, maman me servait toujours l'aile en disant : « Para ke te boles en ka d'el novio » qui signifie : « Pour que tu t'envoles vers la maison du fiancé ». ( ka est la contraction de Kaza qui veut dire maison).

On dit que mettre un chapeau sur le lit ou laisser un parapluie ouvert dans l'appartement porte malheur, il faut donc s'en abstenir. Marchant sur un trottoir il y a des gens qui ne passent jamais sous une échelle ou un échafaudage attenant à une maison. Ils redoutent probablement un accident.

Lors de la visite de quelqu'un, après son départ on jette un peu d'eau sur le palier afin qu'il revienne. S'il s'agit d'une personne indésirable on jette discrètement quelques petites pierres devant la porte après son départ pour qu'elle ne revienne plus.

On passe souvent beaucoup de temps à chercher dans la maison tel ou tel objet parce qu'on ne se rappelle pas où on l'a mis. Un jour cela m'est arrivé alors que ma belle-sœur se trouvait chez moi. Elle m'a dit : « Mets les ciseaux ». Cela consiste à accrocher un trou des ciseaux au loquet d'une porte et à bien nouer le coin d'une serviette de table dans l'autre trou : les ciseaux restent ouverts. Superstition ou pas, le fait est que l'on retrouve ce que l'on cherche peu de temps après. « Se dize lo ke no yeba el ladron s'enkuentra en un rikon ». Traduction : Ce que ne prend pas le voleur se retrouve dans un coin.

A la veille de mon mariage, une couturière est restée une semaine à la maison pour confectionner ma robe de mariée et d'autres vêtements. Il ne fallait pas que je fasse un point sur ma robe de mariée, par contre on disait que les jeunes filles se marieraient bientôt en aidant à y faire les points indiqués par la couturière. Mes deux cousines célibataires ont apporté leur aide à la confection de cette robe et se sont mariées peu de temps après.

Il ne fallait pas montrer les vêtements en cours de confection. Maman disait : « La boda empesada no s'ensenya ni a suegra ni a kunyada » c'est à dire : « La noce commencée ne se montre ni à belle–mère ni à belle-sœur ». Employée au sens figuré, cette expression signifie qu'il ne faut pas parler d'un projet, d'un achat important, d'un voyage etc. avant d'être assuré qu'il se réaliserait. C'est par crainte de l'envie ou de la jalousie des autres.

On croit fermement aux présages en disant : « ahhder o smaê el fèl » qui signifie : « Parle et écoute le présage ». Par exemple, dans la rue, au marché ou ailleurs, vous discutez avec quelqu'un d'un sujet précis qui vous préoccupe. Au même instant deux inconnues passent près de vous, elles parlent de tout autre chose et vous entendez « Il va sûrement réussir ». Alors que vous parliez des examens que doit passer un de vos proches, vous voilà rassurées par une affirmation positive venue d'ailleurs. Il en est de même quand vous êtes seule chez vous, pensant à quelque chose qui vous tracasse, et qu'à la télévision que vous écoutez distraitement, vous entendez une phrase qui vous rassure ou vous inquiète à propos de ce à quoi vous pensiez.

Dans le langage courant on emploie souvent le chiffre 5 ou un multiple de 5 dans les conversations pour se protéger du mauvais œil. Le 23 Février 1914 ma grand-mère Rachel Bibas écrivait une lettre à sa fille qu'elle terminait par : « 25 besitos para las criaturas ». Suivant les circonstances, ces chiffres sont naturellement employés dans des conversations avec des étrangers. Mais quand il s'agit de converser avec une parente ou une amie, une maman dit : « tyene tu mano de anyos » à celui ou celle qui lui demande l'âge de son enfant de 5 ans. Les judéo-arabes disent : « Yiddek » qui signifie : « ta main » dans les mêmes circonstances. On entend aussi : « Eskapado de mal » ou « khmés aêléhh  » qui veut dire littéralement qu'il échappe au mal ou 5 pour lui lorsque l'on parle d'un enfant ou d'un adulte que l'on chérit particulièrement pour tout ce qu'il réussit. A ces compliments la maman répond en souriant : « Vivan tus sinkos » et pareillement : « Iâychou khmaysek » c'est à dire : « que vivent tes 5 » car cette maman sait que son interlocutrice ne lui veut aucun mal, qu'elle n'est ni envieuse ni jalouse.

Quand on avait terminé de blanchir à la chaux les murs de la cour d'une maison, le lendemain certaines personnes superstitieuses trempaient leur main ouverte dans de la peinture verte et l'appuyaient sur ce mur blanc en plusieurs endroits. C'était pour se protéger du mauvais œil des visiteurs. Cette pratique était courante quand on avait des voisins musulmans qui l'appelaient : « la main de Fatma » . Il en existe en or ou en argent que certaines femmes portent en collier.

Lors d'un voyage organisé en Espagne, j'ai découvert à l'Alhambra de Grenade une main sculptée sur le mur, au dessus de l'entrée de ce château construit par les Arabes il y a plus de 10 siècles ; le guide qui nous accompagnait a dit que c'était un symbole phénicien. D'un voyage en Turquie j'ai rapporté des colliers et breloques représentant des yeux bleus sur fond de pierre blanche sensés protéger du mauvais œil. J'en ai offert à des membres de ma famille.

A l'occasion d'un pèlerinage au Rabb de Tlemcen, maman m'avait acheté un petit sachet rose contenant un peu de terre de ce cimetière où est enterré le Rabb Ephraïm Enkaoua. Je me souviens l'avoir épinglé sur ma combinaison chaque fois que j'avais un examen à passer à Oran. C'était un porte-bonheur pour réussir.

Je me souviens de femmes de mon entourage qui se mettaient à l'écart des autres pour faire monter une mayonnaise à la main de crainte qu'elle ne tourne à cause du mauvais œil. On disait qu'une femme en période de règles la ratait invariablement, aussi elle ne s'y aventurait pas.

J'ai connu plusieurs femmes qui posaient toujours les deux mains ouvertes sur les genoux en position assise, sans avoir l'air de le faire exprès. En réalité c'était pour se protéger du mauvais œil.

Le dernier jour des fêtes de Pessah on fête la Notche Mimona pour entrer le Hamés à la maison. Sur la table garnie il y a, entre autres, un saladier contenant de la farine avec au milieu un sachet de levure de bière, une pièce de 5 Francs ancienne transmise de génération en génération ; tout autour on plante dans la farine 5 longues gousses de fèves vertes et fraîches. Tous ces symboles sont là pour apporter bonheur et prospérité.

Quand un enfant tombe et se fait une bosse au front, on lui passe du beurre sur la bosse. Dans un mouchoir plié en bandeau on met une pièce de 5 Francs que l'on applique sur la bosse, le mouchoir étant noué serré derrière la tête. Le lendemain la bosse a disparu.

Quand il arrive quelque chose de fâcheux à quelqu'un on dit : « le izieron mal de oho » ou « âynohh » , ces deux expressions signifiant : « on lui a fait le mauvais œil » ou « âynara ».

On croit aussi aux bienfaits des couleurs et des odeurs. Lorsqu'un enfant a la rougeole on l'habille de rouge ; on fait brûler de l'encens lors de l'inauguration d'un appartement ou d'un commerce et aussi dans la chambre d'un malade pour éloigner le mauvais œil.

On ne consomme pas d'olives noires pendant le Chabbat. Les autres jours on en mange mais il ne faut jamais n'en prendre qu'une, car on sert une olive et un œuf dur aux personnes qui reviennent de l'enterrement d'un être cher. Toujours en relation avec la mort on ne doit jamais coudre un bouton ou faire des points sur les vêtements portés par quelqu'un. Je suppose que la mortaha ou linceul qui enveloppe un mort est probablement confectionnée sur le défunt.

J'ai toujours su qu'il ne fallait pas verser de l'eau dans le sens contraire du bec verseur. L'explication en est que les personnes de la Hebra Kadicha chargées de la toilette funéraire d'un défunt versent l'eau dans le sens contraire où on le fait habituellement.

Lors d'un enterrement il faut visiter ses morts avant l'arrivée du cortège funèbre. Il faut aussi se rincer les mains à une fontaine proche dans le cimetière. On secoue les mains sans les essuyer ; il ne faut pas retourner au cimetière si on vient d'en sortir. Les gens superstitieux n'aiment pas recevoir la visite de quelqu'un qui revient d'un enterrement. Dans ce cas on va boire un café dans un bar ou, on entre dans un magasin avant de rentrer chez soi ou rendre visite à quelqu'un.

Les gens superstitieux demeurent plus ou moins attachés aux croyances transmises depuis des siècles. Les plus fanatiques en arrivent à consulter des voyantes, des diseuses de bonne aventure pour savoir ce qui va leur arriver de bien ou de mal et vivent dans l'anxiété. Il y en a d'autres qui pensent qu' « il faut en prendre et en laisser ». Plus éclairés que les anciens ils sont fatalistes et disent : « Mektoub Hèd ma iyedé Hèd » traduction « le destin de quelqu'un n'est pas pris par quelqu'un d'autre ».

 

henriette Azen



20/07/2007
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