La charrue par Hugues Lapaire

LA CHARRUE

Lorsqu'il voyait les garçons de ferme partir avec leur charolais au fanon blanc, Louis Linard, qui n'était encore que bricolin au domaine du Coudray, enviait ces grands gars roux et blonds, coiffés de larges feutres, le gilet ouvert, qui s'en allaient pousser la charrue au flanc des collines, dans la poussière fauve du soleil levant. C'est qu'il se faisait une idée très noble de l'état de laboureur depuis que le vieil Audor, du village des Carroux, personnage fort instruit et qui savait lire dans les livres savants, lui avait conté cette belle légende :
Dans le temps, disait-il, des géants vivaient au haut de ces montagnes dont on aperçoit là-bas, les sommets bleus et qui sont les montagnes d'Auvergne. Un jour, la fille d'un de ces géants descendit vers les plaines de la fertile Limagne. Elle fut éblouie par le spectacle qui s'offrit à ses yeux : les moissons ondulaient, les chaumières fumaient dans le feuillage, les troupeaux paissaient au bord des rivières... Etonnée, elle s'avança et découvrit une petite créature qui s'agitait sur le sol, courbée derrière un minuscule attelage, traînant un instrument tranchant.
La fille du géant prit le tout dans le creux de sa main et regagna les hauteurs :
"- Père", dit-elle à son retour, "vois le joli jouet que j 'ai trouvé dans la plaine !
- Cela, ma fille
", dit le géant, "c'est un laboureur ! Depuis des siècles, ces petits nains cultivent la terre et nous permettent ainsi de jouir de ses présents. Ils connaissent l'art de produire les moissons, d'engraisser les troupeaux, de soigner les ruches et de faire venir le raisin qui pend en grappes vermeilles au flanc des coteaux. Avec le soc des charrues, ils éventrent la terre et préparent sa fécondation. Ils s'acquittent avec gloire de leurs travaux et les dieux les protègent. Si ces nains ne cultivaient plus les collines et les plaines, que deviendraient les géants au haut des monts ? Quel pain les nourrirait ? Quel vin rougirait leurs gobelets ? Va, ma fille, remets le laboureur dans son sillon... Nul ne peut se vanter d'avoir jamais pu se passer de lui !...".

Le jour arriva, enfin, où Louis Linard put, à son tour, conduire une charrue dans les terres grasses du domaine du Coudray. En peu de temps, il devint l'un des plus habiles de toute cette Vallée Noire, si justement réputée pour ses "fins laboureurs". Il mettait tout son orgueil, toute son application à être le premier ! Appuyé aux mancherons de sa charrue, que parfois il semblait flatter comme les bras d'une amie, l'oeil rivé au sol, il traçait le sillon rectiligne et profond, tandis que "l'émodeur", c'est ainsi que l'on nomme celui qui touche les boeufs, chantait devant lui l'antique chant du briolage qui monte avec l'alouette vers les clartés sereines du matin.
Il lui avait donné un nom, à sa charrue : il l'appelait "la Rosalie", et il l'aimait comme un être vivant ; il la caressait de l'oeil ; il n'en trouvait pas une autre aussi docile pour répondre à l'effort des bras qui la guidaient, plus flambante, avec son soc aigu comme une flèche, son coutre tranchant comme un glaive... Il n'était heureux que lorsque les équinoxes ramenaient le labourage !
Louis Linard était le laboureur des Idylles, le paysan des Bergeries... Il était beau dans ses formes et dans ses attitudes; son visage mâle et régulier de jeune athlète s encadrait d'une chevelure brune et crépue comme celle d'un Nubien.

Ce fut en le voyant revenir, un soir, dans la splendeur d'un crépuscule d'automne, le front haut derrière ses boeufs, la veste jetée sur l'épaule, ses souliers et ses guêtres de toile maculés de l'ocre des terres 'boulaises", que Catherine, la fille d'un fermier voisin, s'en était éprise.
Catherine était recherchée autant pour ses biens que pour ses dons naturels. Sa coiffe blanche mettait autour de son pur ovale, légèrement bronzé à la lumière des champs, le nimbe éblouissant d'une vierge d'Holbein ou de Murillo. Ils s'étaient promis à la douceur d'un soir d'étoiles, et le père de Catherine avait consenti à leurs accordailles.
Comme les fêtes du Comice approchaient, il fut convenu que l'on attendrait qu'elles fussent passées pour célébrer la noce. Louis Linard voulait disputer le prix du labourage aux plus fameux laboureurs de la région. Il espérait sortir vainqueur de ce tournoi rustique et, paré de cette petite gloire de village, il se trouverait moins indigne, lui qui n'avait rien, de celle qui lui apportait, dans sa corbeille d'épousée, tant de richesse et de beauté !

La petite ville de La Châtre est en liesse. C'est le Comice agricole ! Les oriflammes claquent joyeusement au haut des mâts plantés à chaque coin de rue ; des trophées de drapeaux flamboient aux fenêtres; des guirlandes s'enchevêtrent, alourdies de lanternes vénitiennes ; des arcs de triomphe se dressent aux carrefours ; les vieilles maisons de bois, avec leurs pignons pavoisés, ressemblent à des aïeules qui auraient épinglé une cocarde à leur cornette, pour la fête !...
De Saint-Chartier, Verneuil, Saint-Christophe, Lourouër, Nohant, de tous les villages de la Vallée Noire, le peuple des campagnes est accouru. La houle bleue et blanche des blouses et des coiffes carrées se déverse au nord de la ville, par-delà les faubourgs, dans une vaste plaine où quarante attelages sont en ligne, prêts à disputer la couronne de feuillage, comme autrefois les jeunes Athéniens aux Jeux Olympiques.

Louis Linard est là, campé derrière la "Rosalie" au soc fourbi, brillant comme l'éclair, que vont traîner six charolais ardents, au poil argenté, au frontail pomponné de laine rouge. Germain, le valet de charrue, va "émoder" les boeufs, et sa sagesse et sa sûreté de main donnent confiance au laboureur ; il saura contenir le couple de tête, s'il est trop fougueux, et actionner les autres.
Louis Linard embrasse le champ du regard et semble défier ses rivaux. Il pourrait les citer tous par leur nom, dire à quel domaine ils appartiennent, et de tous ceux-là il n'en redoute que deux ou trois, des anciens, des gars habiles à conduire une charrue et qui ont déjà remporté la palme dans les concours : c'est Alain de Vie, Tardy des Bourdelins, Caussé d'Ars !
Mais le signal est donné. Les attelages se meuvent ; le labourage commence ! Ici des chevaux se cabrent et rompent leurs chaînes ; là, des boeufs refusent d'avancer... Des fouets claquent, des aiguillons se lèvent et piquent l'échine des "compagnons" ; les jougs grincent, les émodeurs excitent leurs boeufs : "Rondin ! Marjolin! Courtaud ! Ho ! la ! Mignon ! Cerison ! Allons, Rossigneux !". Et le soleil d'automne sème ses rayons d'or sur la glèbe que retournent toutes les charrues à la fois.
Cependant, le bruit, les cris ont cessé comme par enchantement. Une voix s'élève, monte, vibre dans la plaine... C'est celle du grand Thomas, de Lys-Saint-Georges, le plus subtil "brioleux" du canton. Hommes et bêtes semblent l'écouter avec recueillement au milieu de leur travail, comme si l'aile des brises emportait vers Dieu la prière des champs ! Et les six "comparons", les six charolais de Louis Linard allongent le dos sous la caresse de cette voix chaude. Ils marchent, splendides, à douce allure, en pleine lumière; le soc glisse se comme l'étrave d'un navire, s'enfonce, pénètre profond, fouille, retourne la terre ambrée qui fume...
Déjà l'on peut juger du travail de chacun. La foule commente le jury observe. On a crié un nom, là-bas : C'est celui d'Alain ! Louis Linard l'a entendu. Il est inquiet ; il craint que l'autre ait tracé plus droit que lui. Sa main si sûre tremble sur les mancherons. Il s'arrête et s'éponge le front. Sa planche est terminée... Le bel ouvrage, pourtant ! Comme tout est plan et régulier !
Catherine, au premier rang, divine en ses atours du dimanche, cotillon de soie mauve et "pointe" de dentelles noires, le contemple de ses beaux yeux couleur de pensée. Elle a compris son angoisse, mais d'un signe elle le rassure. Et la foule admirative vient encore accentuer sa confiance. Cent bouches maintenant répètent à l'envi le nom de Louis Linard, du Coudray. C'est lui qui sera le vainqueur! Il dépasse tous les autres de vingt coudées !...
Le laboureur se redresse et renaît à l'espérance. Qu'il trace la seconde planche comme celle-ci, et il est sûr de la victoire !
"- Allons ! la Rosalie ! Allons! m douce ! La partie est belle pour nous."
Mais il s'aperçoit que la charrue est détachée. Il se glisse entre les pieds des boeufs et le soc pour accrocher la chaîne... Soudain, emporté par quelle furie ? effrayés plutôt par les exclamations de la foule, les boeufs de tête partent précipitamment, entraînant le reste de l'attelage. Germain, surpris, s'élance... Louis Linard, culbuté, roulé sur le sol, ne se relève plus... La foule accourt. La terre est rouge de sang... Catherine appelle son fiancé, se penche et pousse un cri d'horreur... La "Rosalie", comme une bête jalouse, avait foncé de son soc acéré dans le dos du laboureur, si férocement, si profondément, qu'elle lui avait percé le coeur !


30/04/2007
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